Corps de l’article

À vrai dire, plutôt que d’adaptation, c’est de réinvention qu’il s’agit. L’intention philosophique et politique qui était la mienne avec le Vocabulaire européen des philosophies est elle-même à traduire, à immerger dans un ailleurs…

Cassin 2014b : 12-13

1. Introduction

On peut dire que le Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles paru en 2004 sous la direction de Barbara Cassin est devenu un ouvrage légendaire, qui permet de « réapprendre la philosophie », selon les propos de Balibar (2014 : 172). Plusieurs traductions ont déjà vu le jour et de nombreuses équipes de traducteurs sont en train de travailler sur de nouvelles traductions. En Pologne, le dictionnaire est relativement peu connu, mais une équipe de chercheurs-traducteurs a l’intention d’entreprendre la traduction de cet ouvrage multilingue. Le moment semble propice, car pour la première fois après plusieurs décennies de monolinguisme, on entend plus d’une langue dans les villes polonaises. La frontière entre la Pologne et l’Ukraine est devenue beaucoup plus perméable et la société devient progressivement moins homogène. En outre, à l’époque du retour des nationalismes, la réflexion sur la pluralité des langues et des philosophies semble d’autant plus nécessaire. L’opposition aux nationalismes dans les pays semi-périphériques se manifeste souvent sous la forme d’un enthousiasme envers tout ce qui vient de « l’Occident » ou plutôt son idée simplifiée que l’on peut comparer au « tout-à-l’anglais » (Cassin 2004 : xviii), donc un universalisme appauvrissant. Une philosophie qui valorise la pluralité pourrait aider à résoudre ce conflit qui paraît de plus en plus insurmontable. Ainsi, l’enjeu politique dont parle Sigov (2014a : 158-159) devient encore plus important.

Le sentiment de découverte qui accompagne chaque tentative de la tâche paradoxale de traduire les intraduisibles a été présenté dans l’ouvrage collectif intitulé Philosopher en langues (Cassin 2014b) et dans quelques textes du recueil Les pluriels de Barbara Cassin paru la même année (Büttgen, Gendreau-Massaloux et al. 2014). Selon Cassin, les éditions du VEP dans de nouvelles langues ne sont ni des traductions ni même des adaptations ; il s’agit plutôt de « réinventions » (Cassin 2014b : 12). Si on veut traduire le dictionnaire vers sa langue, il faut donc se poser la question primordiale des possibilités (et des limites) de cette réinvention. Certes, il y aura toujours des découvertes qui ne peuvent être faites qu’au cours de l’immersion dans la tâche. En outre, il y aura toujours une pluralité de traductions possibles, car « le Vocabulaire européen des philosophies est un processus sans fin », comme le dit Balibar (2014 : 157). Il n’en reste pas moins qu’une réflexion sur les voies possibles de cette « réinvention » peut aider à mieux préparer le projet.

2. La philosophie polonaise

Tout d’abord, il faut s’interroger sur la présence de la philosophie polonaise dans l’ouvrage de départ et en traduction. L’édition américaine du VEP (Cassin 2014a) a ajouté des passages ou même des entrées comme neighbor, gender et media (Apter 2014 : 49) et l’équipe ukrainienne a élaboré le champ de la nature selon la richesse lexicale de cette langue (Cassin 2014 : 198-211). Il paraît donc nécessaire d’enrichir la version polonaise d’éléments de la pensée philosophique créée dans cette langue, d’autant plus que celle-ci est très peu représentée dans l’original. Même dans l’index situé à la fin, on ne trouve qu’un terme en polonais : nauki humanistyczne – équivalent des Geisteswissenschaften [sciences humaines] allemandes (Cassin 2004 : 1520).

Ce manque relatif de la pensée polonaise n’est pas étonnant dans la mesure où même en Pologne cette tradition est relativement peu populaire parmi les chercheurs. La construction d’un reflet polonais du « multivers linguistico-philosophique européen », selon les propos de Sigov (2014b : 26), exige donc de se pencher sur notre propre tradition philosophique. Peut-être est-ce seulement sur la base de cette « conscience de soi » que l’on peut vraiment accéder à ce qu’on peut appeler la pensée européenne, qui est trop souvent arrivée en Pologne sous la forme d’une « French Theory » ou d’une « Italian Theory » prédigérée par le milieu savant américain (Domańska et Loba 2010 : 9-11). Car il faut souligner que les universités polonaises sont aussi sous une grande influence du monde anglophone – peut-être pas au point de celles d’Israël (Ophir 2014 : 79), mais sans doute plus que les milieux savants de la « vieille Europe ». D’un autre côté, peut-être devrait-on regarder l’Europe, et donc les philosophies européennes, plus du côté de ses confins que de son centre franco-allemand, qui constitue non seulement le noyau politique de l’Union européenne mais aussi la base de ce que les anglophones appellent continental philosophy (Kowalska 2007 : 29-43).

2.1. Les intraduisibles polonais

Cela dit, il faut se poser cette question primordiale : y a-t-il des intraduisibles polonais ? La réponse est loin d’être évidente. L’immersion dans les philosophies étrangères et la transparence de la langue maternelle rendent la tâche difficile. Certes, il y a des termes difficilement traduisibles, surtout chez les philosophes romantiques, mais pour la plupart, ils ne sont guère utilisés aujourd’hui. Pourtant, en étudiant l’histoire de la pensée polonaise, on peut remarquer quelques mots récurrents et, en se penchant sur les mots des autres langues, on peut découvrir l’intraduisibilité de leurs équivalents usuels en polonais.

Un mot qui, au premier abord, paraît trop simple pour être considéré comme un intraduisible, est czyn, qu’on peut traduire par acte ou Tat en allemand, mais qui prend en polonais philosophique une signification particulière. Tout d’abord, il n’est utilisé ni dans le contexte aristotélicien (Podsiad 2000 : 19) ni dans la traduction des speech acts, où on opte alors pour le mot akt. Or, czyn a en général une valeur morale et cela souvent dans le contexte d’une action collective. Il est présent par exemple chez Towiański, qui a fortement influencé Mickiewicz, le célèbre poète polonais. Towiański prônait le perfectionnement de l’âme qui devait mener aux actes nobles, mais seulement après avoir atteint la perfection. Jusque-là, il fallait attendre sereinement en s’abstenant d’agir (Sikora 1967b : 267). La glorification de czyn avait donc chez Towiański un caractère paradoxal ; le moment d’agir était placé dans l’avenir, ce qui s’inscrivait dans la logique du messianisme polonais de l’époque romantique marquée par le czyn powstańczy [acte collectif de soulèvement] de 1831. Czyn était aussi important pour Trentowski, qui critiquait l’idéalisme de Hegel, car celui-ci n’aboutissait pas à l’acte, n’avait donc pas de conséquences pratiques. Pour lui, la philosophie devait unifier la théorie et la pratique dans ce qu’il appelait różnojednia [différence-unité], un terme faisant écho à la synthèse hégélienne (Ładyka 1967a : 348, 356-357). L’appel à l’acte est présent aussi chez Cieszkowski, dans sa version du messianisme (Wawrzynowicz 2007 : 59). Le mot czyn apparaît également dans les écrits des positivistes polonais, dans le contexte de la morale individuelle et collective (Świętochowski 1877 : 252) et dans celui de praca organiczna [travail organique] qui avait pour but de moderniser la société polonaise à travers plusieurs réformes et surtout par l’éducation (Skarga 1983 : 136-137). Finalement, il faut mentionner aussi un philosophe polonais plus récent, Kotarbiński. Ce représentant de l’École de Lvov-Varsovie voulait fonder une nouvelle discipline philosophique : la praxéologie. L’action est le thème central de cette proposition qui fut présentée par exemple dans le fameux Traité du travail efficace (Kotarbinski 1955 ; 1955/2007, traduit par Dumont). On peut trouver czyn aussi chez les marxistes polonais, comme Schaff (1965 : 102), et l’expression czyn społeczny [acte social] était utilisée à l’époque de la République populaire de Pologne (PRL) pour parler des activités bénévoles entreprises par les citoyens pour le bien de la société, une sorte de continuation des субботники, les « samedis communistes » en URSS. On retrouve également le mot dans la philosophie catholique. Un des ouvrages du futur pape Wojtyła est intitulé Osoba i czyn [Personne et acte] (1969) et le mot fait partie du titre de la revue catholique Odpowiedzialność i czyn [Responsabilité et acte] qui paraît depuis 1988. Évidemment, on retrouve le mot aussi dans le lexique juridique.

S’inspirant des entrées « plurielles » présentes dans le VEP, on pourrait inclure dans une éventuelle version polonaise une entrée double concernant le vocabulaire philosophique polonais, mais il s’agirait d’une liaison non pas sémantique, mais étymologique. Contrairement aux langues romanes ou germaniques, le mot polonais wolność [liberté] vient de wola [volonté] à travers l’adjectif wolny [libre]. À l’origine de ces unités linguistiques, on retrouve la racine proto-indo-européenne forme: 2172039.jpg ou forme: 2172040.jpg qui est présente aussi dans le substantif Wahl [choix] et le verbe wollen [vouloir] allemands. Ainsi, le libre arbitre en polonais se dit wolna wola. C’est peut-être à cause de cette liaison que les deux notions sont souvent considérées ensemble, par exemple par Dowgird, un philosophe du début du XIXe siècle, pour qui définir premièrement wola, deuxièmement wolność, et finalement wolna wola, était primordial pour comprendre la psychologie de l’homme et en déduire les principes éthiques (Dowgird 2014 : 127-152). Abramowicz et Karolak (1991 : 53-58) montrent aussi que la wolność polonaise a une valeur axiologique presque toujours positive et qu’elle est employée surtout dans le contexte de l’activité humaine, contrairement à la liberté française qui peut être employée aussi dans un contexte négatif, par exemple dans l’expression prendre des libertésavec quelqu’un ou avec un texte, ou dans le contexte neutre de la physique (chute libre). En polonais, dans ces deux contextes, on utiliserait plutôt swoboda et non wolność (Abramowicz et Karolak 1991 : 53-58). Cette valorisation n’est pas sans importance pour le discours philosophique et politique, surtout dans le contexte du néolibéralisme polonais dont les défenseurs recourent très souvent à ce terme (Markiewka 2017 : 95-149).

Parmi les autres intraduisibles polonais, on peut mentionner aussi le substantif bezkres[1] [sans-fin], mais ce mot n’est pas tellement présent dans l’histoire de la philosophie polonaise. On le retrouve plutôt dans les textes poétiques qui décrivent le sentiment d’un espace sans fin, qu’on éprouve par exemple en regardant l’océan ou la mer, mais il a servi aussi à traduire l’απειρον [apeiron] grec (Podsiad 2000 : 60). Tandis que dans les autres langues on utilise en général une expression composée, comme chose illimitée, le polonais possède une forme nominale de ce terme d’Anaximandre. On pourrait donc inclure dans le VEP ce mot polonais ou peut-être plutôt son équivalent grec.

On pourrait aussi enrichir le lexique « juridique » déjà très présent dans le VEP en y ajoutant le mot polonais prawo. La langue polonaise ne distingue pas lex [loi] de ius [droit], ce qui peut influencer la réflexion philosophique sur ce sujet. De plus, ce mot est lié étymologiquement à prawda[2] et donc plus probablement à la polysémique Правда [pravda] russe (Cassin 2004 : 980-987). On peut aussi imaginer des entrées consacrées à des mots comme bliźni qui peut être équivalent à autrui, prochain, neighbor ou друго́й [drugoj], mais qui est très rarement utilisé hors du contexte de la morale et appartient plutôt au registre soutenu. La liste des intraduisibles polonais qui paraissait tellement difficile à établir devient ainsi de plus en plus longue et elle sera sans doute encore enrichie par un travail collectif.

2.2. Les encadrés supplémentaires

La question qui se pose n’est pas seulement celle concernant le choix des entrées polonaises, mais aussi celle sur la manière de les incorporer dans le dictionnaire. Dans beaucoup de cas, les termes polonais sont en quelque sorte liés à ceux déjà présents dans le VEP, soit parce qu’ils sont des traductions des termes étrangers, soit parce qu’ils relevent d’un concept plus général. La visée du présent article n’est pas de présenter une liste complète des termes qui pourraient être ajoutés à la version polonaise, car celle-ci devrait résulter d’un travail collectif de nombreux spécialistes. Néanmoins, il serait peut-être utile de présenter quelques pistes et essayer de répondre surtout à la seconde question : comment inclure ces nouveaux éléments dans la version polonaise du VEP ?

Un encadré concernant les termes polonais pourrait sans doute accompagner l’entrée âme/esprit. Comme dans le cas de wola et wolność, les termes polonais dusza [âme] et duch [esprit] sont liés étymologiquement[3]. Les deux mots existaient déjà en protoslave : forme: 2172041.jpg fut formé par addition de l’affixe forme: 2172042.jpg, qui vient de la racine forme: 2172043.jpg en proto-indo-européen (Boryś 2005 : 133). On la retrouve aussi dans le mot grec θεος [theos][4]. Les deux mots sont présents dans la pensée polonaise depuis le début jusqu’à nos jours, par exemple chez les représentants de l’école néothomiste de Lublin (Krąpiec 1985).

Un autre encadré devrait apparaître dans l’entrée intellectus. Il présenterait toute une constellation de mots liés à rozum et umysł. Le premier est une traduction de raison, mais aussi d’entendement. Le second est le plus souvent utilisé comme équivalent du mind anglais. Dans l’histoire de la pensée polonaise, on retrouve aussi l’usage des termes um et mysł qui renvoyaient aux origines slaves de cette terminologie et qui traduisaient toujours quelque faculté plus fondamentale par rapport aux autres. Par exemple, Trentowski utilisait mysł pour parler de « l’unité et à la fois l’origine des capacités mentales et rationnelles de l’homme » (Ładyka 1967a : 344 ; notre traduction). Mysł comprenait les facultés de rozum et umysł, tout en les excédant, car il permettait de voir directement la vérité et le monde réel. Ainsi, la philosophie de mysł surpasse l’empirisme (fondé sur les sens, zmysły) et la métaphysique (fondé sur umysł) (Ładyka 1967a : 344-345) dans un mouvement fortement inspiré de l’Aufhebung hégélienne. La traductrice polonaise de Gilson, Rosnerowa, rappelle qu’on retrouve la racine mysł également dans le mot przemysł [industrie], qui voulait dire aussi ‘capacité intellectuelle’ à d’autres époques historiques (Rosnerowa 1975 : 119). Quant à um, c’est Libelt, un autre penseur de l’époque romantique, qui l’opposait à rozum. Le premier était selon lui actif et créatif, tandis que le second était une faculté passive. Dans cette philosophie, um est plutôt imagination qu’entendement, mais il constitue la base de toutes les facultés cognitives et surtout créatrices, y compris celles de Dieu et de la nature. Libelt a appelé son système philosophique umnictwo et il y voyait un apport important à la création de la philosophie nationale polonaise et au développement de la philosophie slave (Ładyka 1967b : 376-378).

Un autre trait particulier de la terminologie philosophique polonaise qu’il faudrait inclure dans l’entrée intellectus est la traduction du couple Verstand/Vernunft chez Kant et les autres philosophes allemands. Or, selon la tradition polonaise, c’est le Vernunft kantien qui est traduit par rozum – un substantif lié au verbe rozumieć [comprendre, entendre], qui sert également d’équivalent pour la raison française, tandis que le substantif verbal rozumienie est utilisé pour traduire l’understanding anglais. En revanche, Verstand est traduit par intelekt (venant de l’intellectus latin) dans les textes de Kant et rozsądek (dont la signification n’est pas lointaine du bon sens français) ailleurs, par exemple chez Hegel. On peut voir à quel point cette tradition peut mener à l’incompréhension, surtout si on imagine une traduction d’un commentaire français ou anglais de ces termes allemands. Nous devons nos termes actuels à Ingarden qui voulait rendre la terminologie kantienne plus cohérente dans sa traduction de Critik der reinen Vernunft [Critique de la raison pure]. Il a rejeté la traduction de Verstand par rozsądek, comme l’avait fait le premier traducteur de Kant, en se conformant à l’usage en vigueur pour les traductions de la philosophie allemande :

On n’a pas pu garder la traduction proposée par Chmielowski. En outre, il était difficile de trouver un autre mot polonais qui serait capable de rendre le sens du concept kantien. Il serait le plus juste de traduire Verstand par rozum et Vernunft par intelekt (en y ajoutant l’adjectif spekulatywny [spéculatif]). Cela signifierait qu’il faudrait changer le titre de la Critique de la raison pure qui avait été utilisé jusque-là. Mais le comité de rédaction de la Bibliothèque des Classiques de la Philosophie ne voulait pas accepter cette solution. Il a donc fallu garder le mot rozum pour Vernunft et rendre Verstand par intelekt.

Ingarden 1957/2010 : 345-346 ; notre traduction

Aujourd’hui, il est d’autant plus impossible de changer le titre d’un des ouvrages les plus connus de toute l’histoire de la philosophie. C’est pourquoi une explication de cette particularité de la terminologie polonaise devrait être incluse dans l’édition polonaise du VEP. Les termes kantiens en question étant présentés dans l’entrée entendement ; c’est probablement là qu’il faudrait ajouter cette information. Évidemment, il s’agira d’une entrée traduite, donc le plus probablement de rozum, qui est le terme le plus englobant en dépit des divergences que l’on vient de signaler. Il faudra donc retravailler l’entrée entendement, mais aussi intellect et raison, en adaptant leurs contenus respectifs à la réalité terminologique polonaise.

Parmi d’autres termes qui pourraient faire l’objet d’un encadré à part, on peut mentionner dyskurs, équivalent polonais de discours, mais seulement dans ses acceptions philosophique, telle qu’on peut la trouver par exemple chez Foucault (1971), et linguistique, relevant de la théorie du discours. Malheureusement, il n’est pas rare que dyskurs soit employé pour traduire le discours français là où le terme veut dire ‘exposé oral’. Plusieurs traductions de la philosophie française sont ainsi obscurcies, ce qui contribue à la mauvaise réputation de la pensée française du xxe siècle qui est souvent considérée comme incompréhensible en Pologne (Brzezicka 2018 : 227-228, 249). Dyskurs est même devenu un synonyme d’ambiguïté dans les usages plus courants et il est parfois employé ironiquement, pour se moquer du langage obscur et prétentieux des intellectuels[5]. L’encadré pourrait présenter ces nuances particulières à la culture polonaise et sensibiliser le lecteur au premier sens du terme français, qui devrait être traduit par le polonais mowa.

Un autre encadré pourrait accompagner l’entrée devoir ou bien sollen, Pflicht. D’abord, il faut souligner que la langue polonaise, comme l’allemand et l’anglais, possède deux verbes pour dire ‘devoir’. Le verbe polonais powinien est un équivalent de should et de sollen, tandis que musieć a été emprunté de l’allemand müssen[6] et constitue un équivalent de celui-ci et de l’anglais must. En ce qui concerne les usages philosophiques, c’est plutôt le substantif powinność qui apparaît à travers les siècles dans la philosophie politique et sociale, en commençant par Kołłątaj, un représentant des Lumières et un des auteurs de la première Constitution polonaise. Kołłątaj distinguait powinność [devoir, obligation d’un citoyen] de należytość [ce à quoi un citoyen a droit] (Hinz 1967 : 140). Le deuxième terme est aussi intéressant. Disparu de la langue polonaise, il vient du verbe należy qui a deux significations bien distinctes. Premièrement, le verbe peut signifier ‘il faut’, en renvoyant alors au domaine du devoir. Pourtant, s’il est suivi d’un complément d’objet indirect (au datif), il signifie que quelque chose est due à quelqu’un, renvoyant ainsi au domaine des droits. Le terme powinność apparaît aussi chez les penseurs du romantisme polonais, à l’époque des partitions (Ładyka 1967a : 356). En général, il est utilisé surtout dans le contexte social et politique. Comme la « réparation » de la république (Frycz Modrzewski 1577/1914) et ensuite la récupération de son indépendance constituent un leitmotiv de la philosophie polonaise jusqu’au xxe siècle, les devoirs sont presque toujours considérés comme des devoirs à la patrie.

3. La spécificité du polonais philosophique

À part quelques termes de la pensée philosophique polonaise, l’édition polonaise du VEP devrait sans doute contenir un article sur le polonais en tant que langue philosophique. Évidemment, il ne faut pas céder à la tentation de décrire le « génie » de la langue, ce qui est plus difficile qu’il ne paraît (Cassin 2016 : 211). Il faut donc souligner que le thème adopté pour cette « méta-entrée » (Cassin 2004 : XXIII) est arbitraire et choisi parmi d’autres, comme dans le cas de l’opposition entre les verbes forme: 2172044.jpg qui est présente dans toutes les langues ibériques, mais fait l’objet de l’entrée consacrée à l’espagnol et non de celle sur le portugais (Cassin 2004 : 390-399, 967-977). En décrivant le polonais philosophique, on pourrait donc choisir un phénomène existant dans d’autres langues, mais qui a marqué la pensée polonaise et qui reste pertinent aujourd’hui.

Le polonais, comme l’allemand (et probablement toutes les langues non romanes à un certain degré), possède beaucoup de « doublets terminologiques » (Ladmiral 1981 : 24), c’est-à-dire des termes quasi équivalents, dont l’un est d’origine latine et l’autre d’origine locale (ici, slave). Cela peut provoquer des problèmes de traduction du polonais, comparables à ceux qu’a décrits Ladmiral, qui présente une phrase de Marx dans laquelle le philosophe allemand reproche à Feuerbach et d’autres philosophes de traiter Gegenstand comme Objekt. Les deux termes allemands n’ont qu’un équivalent en français, ce qui pose un problème traductologique important et exige du traducteur d’effectuer ce que Ladmiral appelle une « interprétation minimale ou ponctuelle » (Ladmiral 1981 : 28). On peut deviner que le même problème peut advenir lors de la traduction du polonais vers les langues romanes, dont la terminologie est basée sur le latin. Pourtant, vu la position périphérique de la culture polonaise, c’est la traduction vers le polonais qui est statistiquement plus importante.

Chaque traducteur polonais doit s’interroger sur le choix du vocabulaire d’origine latine ou slave. Certes, il n’est pas impossible de mélanger les deux et dans le cas de plusieurs textes allemands (comme par exemple les textes de Heidegger, où les termes allemands se trouvent à côté des emprunts latins et grecs), ce mélange est même inévitable. Pourtant, en traduisant de l’anglais, du français ou de l’italien, les traducteurs choisissent en général soit les termes latins, soit les termes slaves. On peut dire que les premiers correspondent à la stratégie d’étrangéisation et les seconds à celle de domestication, selon la distinction de Venuti (1995 : 24). Si une telle attribution est vraie sur le plan formel, elle peut être trompeuse quand on analyse les motivations des traducteurs quand ils choisissent une de ces deux stratégies. Car cette décision n’est pas du tout innocente, comme voudrait le croire Kozłowska (2007 : 126-127), une traductologue polonaise, pour qui il ne s’agit que d’une question de goût. Or, le choix de la terminologie montre le plus souvent un engagement idéologique du traducteur, du moins dans le domaine de la philosophie.

Souvent, en choisissant les termes d’origine latine, le traducteur ne veut pas montrer l’étrangeté de ces termes, comme le voulaient Berman (1984) et Venuti (1998). Bien au contraire, il s’agit plutôt de vouloir s’inscrire dans l’univers terminologique international, dans lequel les termes sont épurés de leur matière linguistique et peuvent désigner les idées de manière quasiment univoque et « transparente ». Il n’est donc pas étonnant que cette démarche soit utilisée le plus souvent au sein de la tradition philosophique anglo-saxonne, dite analytique. La prédominance de l’anglais dans ce courant et le rêve d’un langage aussi précis que celui de la logique mathématique éclipsent souvent les différences entre les langues. Comme le dit Cassin, l’anglais de cette tendance de la philosophie analytique se veut une langue « du common sense et de l’expérience commune » (Cassin 2004 : xix). En conséquence, la philosophie analytique est en quelque sorte monolingue – même quand on en parle en polonais, en réalité on parle en quelque sorte en anglais traduit. Paradoxalement, cette étrangéisation formelle (par rapport à la langue polonaise) fonctionne comme une domestication, car elle fait disparaître les différences entre les langues au lieu de les révéler.

En revanche, le choix du vocabulaire d’origine slave est beaucoup plus fréquent parmi les traducteurs des textes appartenant à ce que l’on appelle la « philosophie continentale » (allemande, française, italienne…). Les termes y sont plus souvent domestiqués, mais en même temps on trouve des termes originaux entre parenthèses ou des explications terminologiques dans les notes de bas de page, dans les préfaces (Lévinas 1961/1998, traduit par Kowalska) ou même dans des articles entiers (Banasiak 2011). C’est donc la domestication terminologique qui permet le plus souvent d’éprouver l’étranger, comme le voulait Berman (1984 : 16-17).

Cette distinction correspond au clivage actuel qui existe parmi les philosophes en Pologne et ailleurs. Ce qui est intéressant, c’est qu’aucune de ces deux positions ne prend en considération le statut du polonais comme langue philosophique. Les traducteurs et philosophes analytiques veulent universaliser le vocabulaire qu’ils utilisent et les « continentaux » visent à montrer la diversité des langues et l’importance de la matière linguistique, sans pour autant se soucier du statut de leur propre langue. Dans leurs paratextes, ils soulignent l’intraductibilité des termes étrangers, mais pas le caractère du polonais philosophique. Contrairement aux espagnols qui se battent pour le statut philosophique de leur langue[7] (Mauduit-Peix Geldart 2017) ou aux estoniens qui s’efforcent de créer leur propre vocabulaire philosophique[8], les Polonais des xxe et xxie siècles aspirent plus à être admis dans le prestigieux club d’une telle ou telle philosophie européenne qu’à créer une pensée nationale, même sur le plan terminologique.

Or, ça n’a pas toujours été le cas. La Pologne a connu une forte vague de romantisme, avec son côté nationaliste, au xixe siècle. C’est à cette époque-là que la pensée polonaise a été peut-être la plus originale. Et tout cela en dépit de (ou grâce à) l’inexistence de l’État polonais tout au long du xixe siècle. L’élément nationaliste et indépendantiste y jouait évidemment un rôle – sur le plan politique, idéologique et linguistique. La culture polonaise s’est développée dans les trois partitions, mais aussi dans la diaspora, par exemple à Paris, où résidait Mickiewicz, ou dans les universités allemandes où travaillaient les représentants les plus éminents du romantisme : Cieszkowski et Trentowski (Wawrzynowicz. 2011 : 71-72). Les penseurs de cette époque étaient toujours des patriotes polonais, mais ils avaient aussi des penchants pour les idées du panslavisme, présent par exemple chez Hoene-Wroński (1847 : 8) et sous forme russophile chez Kamieński (Wiśniewska-Rutkowska 2011 : 105). Tout cela a été à l’origine d’une prolifération de la terminologie philosophique polonaise qui se traduisait par le rejet des termes latins au profit des termes slaves, mais aussi par une abondante création lexicale, présente surtout chez Trentowski. Néanmoins, selon certains chercheurs, il faudrait se méfier d’attribuer à cette richesse lexicale une philosophie originale polonaise, car plusieurs éléments de la philosophie polonaise de cette époque furent inspirés ou même traduits de l’allemand, comme prawdobranie calqué sur le Wahrnehmung allemand (Ładyka 1967a : 344) ou tameczność et tuteczność calqués sur das Jenseits et das Diesseits (Trentowski 2017 : 23-24). Surman (2016 : 544) dit que Trentowski écrivait une philosophie allemande en polonais, tant son vocabulaire et son style de pensée étaient influencés par la philosophie allemande. Selon Wawrzynowicz, pour toute la génération des philosophes du romantisme polonais, « l’idéalisme absolu constituait non seulement la base de la formation académique, mais aussi le point de départ élémentaire qui déterminait la façon générale dont on posait les questions philosophiques » (Wawrzynowicz 2007 : 55 ; notre traduction). Cela n’est pas étonnant vu la popularité de Hegel partout en Europe dans les années 1840 (Wawrzynowicz 2007 : 56) et le fait que les calques de l’allemand étaient présents aussi dans les autres domaines à l’époque des partitions (Klemensiewicz 1985 : 646).

Un autre trait important du polonais et des langues slaves en général qui pourrait servir de thème, c’est l’absence d’articles. Sigov (2014a : 161-162) en a parlé dans le contexte de la difficulté de traduire des expressions telles que un autre ou un dieu. Les philosophes et traducteurs polonais ont pourtant essayé de remédier à ce problème en profitant de la richesse morphologique de la langue qui permet de former plusieurs néologismes avec les mêmes morphèmes. Ainsi, l’expression allemande das Ich, qui peut correspondre au moi français, a été traduite au xixe siècle par Trentowski par jaźń, un terme formé à partir de ja [je/moi] et du suffixe -aźń que l’on peut trouver dans des mots désignant des idées abstraites, tels que przyjaźń [amitié] ou bojaźń [angoisse]. Ce terme constitue une des rares créations lexicales de Trentowski qui soient restées dans la langue polonaise. Un autre exemple de néologie philosophique polonaise est le terme różnia, qui a été utilisé par Skoczylas pour traduire la différance derridienne. En enlevant une lettre au mot różnica [différence], la traductrice a profité du suffixe -nia qui permet de créer des substantifs abstraits et qui fait penser à un augmentatif de różnica (Banasiak 2011 : 11). Parmi les propositions plus récentes, outre celles qui se basent sur une faute d’orthographe, il y a le różnicość de Banasiak (2011), qui comporte nic [rien] et nicość [néant] ainsi que le suffixe -ość, qui sert à former des substantifs abstraits. On peut donc voir que la langue polonaise donne beaucoup de possibilités de création lexicale – une richesse non négligeable dans le contexte du VEP.

Dans ce contexte, il serait aussi intéressant de se référer aux autres langues slaves, surtout aux termes présents dans le VEP français, mais aussi dans sa version ukrainienne, par exemple en ce qui concerne les termes relatifs à la nature (Panych 2014). Or, en parcourant le VEP, une lectrice polonaise est à plusieurs reprises surprise par les « faux amis » philosophiques du russe et des autres langues slaves. On peut se rendre compte des liaisons linguistiques entre nos termes, qui fonctionnent souvent dans des traditions et des domaines très différents. Un des exemples les plus frappants est le yestestvo ukrainien, un des termes relatifs à la nature que commente Panych (2014 : 198-211). L’ukrainien, comme le polonais, possède non seulement natura, mais aussi pryroda (dont l’équivalent polonais est przyroda), ce qui constitue un exemple typique de « doublet terminologique ». Pourtant, en ukrainien, il y a aussi deux termes dérivés de l’équivalent du verbe être : yestvo et yestestvo. Le deuxième paraît familier à un polonophone, qui connaît jestestwo. Ce dernier terme peut signifier ‘un être’ ou ‘un existant’, comme dans la philosophie de Kołłątaj, qui parlait de la łańcuch jestestw [chaîne des êtres] (Hinz 1967 : 138). Il peut être aussi synonyme de istota [essence], par exemple dans la philosophie de Mochnacki pour qui la littérature constituait « l’auto-reconnaissance du peuple [naród] dans son essence [jestestwo] » (Pieróg 1982 : 143-145 ; notre traduction), c’est-à-dire l’expression de la conscience de soi nationale. Ce mot a également été choisi par le traducteur polonais de Heidegger pour traduire Dasein (Heidegger 2004/2013 : 10, traduit par Baran). Les usages diffèrent, mais la proximité de la forme est frappante. Il paraît donc justifié d’insérer un encadré sur la polysémie du jestestwo polonais et sur la fausse amitié entre le terme polonais et les termes ukrainiens dans une des entrées mentionnées ci-dessus : soit essence, soit Dasein. Parmi d’autres « faux amis », on peut citer la Правда [pravda] russe et la prawda [vérité] polonaise : le deuxième terme n’a pas la polysémie du premier et il ne signifie que ‘vérité’, jamais ‘justice’ ni ‘équité’. Quant aux deux sens de богочеловечество [bogočelovečestvo] (Cassin 2004 : 205-208), le polonais philosophique garde celui de la divinisation de l’humanité. C’est Hoene-Wroński qui introduit l’idée de la mission historique des peuples slaves au début des années 1830, donc plus tôt que les philosophes russes présentés par Golitchenko (2004 : 205-208) dans le VEP. Or, selon le philosophe polonais, les Slaves conduiraient l’humanité à la fin de l’histoire, à l’époque du savoir et de la morale absolus, où l’humanité atteindrait l’immortalité et deviendrait égale à Dieu (Sikora 1967a : 226-227). L’idée du bożoczłowieczeństwo est ensuite reprise par Trentowski dans une vision plus individualiste, ainsi présenté par Horodyski (1916 : 350 ; notre traduction) : « il ne suffit pas de croire en Christ, il faut devenir Christ et créer une société des Christs, une nation [naród] des Christs, pour que le royaume divin se réalise sur Terre ». Comme d’autres philosophes de son époque, Trentowski croyait que c’était lui le nouveau Messie qui allait réformer le christianisme (Lipiec 2017 : 13).

Il y a donc plusieurs possibilités de présenter le polonais philosophique. En choisissant le thème principal, il serait sans doute recommandable de consulter la version ukrainienne du VEP et d’en discuter collectivement.

4. Changements éditoriaux

Ce qu’on peut remarquer en étudiant la version originale du VEP, c’est que la fonction de métalangue semble avoir éclipsé la fonction de l’objet d’étude. Bien que la directrice du volume déclare n’avoir « conféré à aucune langue, morte ou vivante, de statut particulier » (Cassin 2004 : xx), les auteurs du VEP n’ont pas pu échapper à la particularité du statut de métalangue. Par exemple, on n’y trouvera ni l’élan vital bergsonien, ni la différance derridienne, et, dans l’entrée il y a, on ne trouve pas de référence à l’usage que fait Lévinas de cette expression, dont l’intraduisibilité a été commentée par sa traductrice (Lévinas 1961/1998 : 223, traduit par Kowalska). Pour un étranger qui étudie la philosophie française, ces trois unités linguistiques sont probablement parmi les premiers qui viennent à l’esprit si on nous demande de dire ce qu’il y a d’intraduisible dans cette tradition philosophique. La directrice du VEP avoue elle-même qu’il faudrait inclure la « trilogie » différence (chez Deleuze), différance (chez Derrida) et différend (chez Lyotard) qui pourrait rendre compte de la « French Theory » (Cassin 2014c : 163). On peut donc se demander s’il ne faudrait pas ajouter des termes français qui posent tellement de problèmes aux traducteurs et qui ont été abondamment commentés dans la littérature philosophique polonaise.

Ajouter des mots vedettes ou des encadrés n’est pas le seul moyen de réorganiser le VEP. Tout d’abord, pour chaque entrée en français, les traducteurs doivent s’interroger sur le statut du français dans ce contexte particulier. La métalangue de l’original se veut le plus souvent neutre, mais il n’est pas rare que le ou les sens commentés renvoient à un usage particulièrement francophone. Dans ce cas-là, il faut garder la forme française du terme ou de l’expression. La décision ne peut être que ponctuelle et adaptée à chaque cas précis, car aucune stratégie générale ne peut s’appliquer à la diversité du VEP.

D’un autre point de vue, si on regarde le dictionnaire du côté de son utilité pour un lecteur qui cherche à mieux comprendre les concepts philosophiques, à prendre conscience de leur complexité, peut-être serait-il justifié de mettre certaines entrées ensemble, précisément pour montrer que l’équivalence entre les langues n’est souvent que partielle. En outre, parfois c’est la langue polonaise qui impose une fusion, car elle possède un terme plus général et plus polysémique là où le français en a deux ou trois.

Finalement, l’embrouillement résulte souvent des traductions vers le polonais. Les mêmes termes dans une langue ont maintes fois été traduits différemment selon le philosophe. Parfois, un terme du texte de départ est lui-même une traduction d’une autre langue et souvent il est difficile de garder une certaine cohérence. Selon la logique du VEP, ce type de contenu devrait trouver sa place dans les encadrés sur les traductions qui accompagnent les mots vedettes.

4.1. Transposition des langues

Une des entrées les plus difficiles à traduire vers le polonais est le mot sens. En polonais, il n’y a pas de mot unique qui pourrait traduire toute la polysémie de ce terme, depuis ses origines dans l’Antiquité. Les mots zmysł (un des cinq sens, comme la vue ou le toucher) et sens (équivalent polonais du Sinn allemand) constituent des unités linguistiques complètement distinctes, sans parler de kierunek [direction] ou zdrowy rozsądek [bon sens]. Si on veut garder la structure et la logique de cette entrée – précieuse précisément grâce à la polysémie qu’elle déploie en plusieurs langues – il faut donc penser à une solution qui serait adaptée à la réalité linguistique polonaise. On pourrait laisser cette entrée en français, mais cela suggérerait qu’il s’agit d’une notion particulière à cette langue. Paradoxalement, ce qui paraît le plus naturel et qui permet de garder le caractère englobant de cette entrée, c’est le recours au terme latin sensus. Le statut privilégié du latin qui a si longtemps été la langue de communication scientifique et culturelle permet de substituer le terme absent en métalangue et de servir de référence pour tous les autres termes présentés dans cette entrée tellement multilingue. La polysémie de ce terme latin que l’on trouve dans l’entrée sens a aussi été mentionnée par Cassin (2004 : xxi) elle-même dans la présentation du VEP.

Le même problème se pose pour l’entrée conscience qui se traduit en polonais comme świadomość (équivalent du Bewusstsein allemand) ou sumienie (au sens religieux et moral, correspondant au Gewissen de Luther). Même si l’équivalent latin a ses propres particularités, décrites dans un encadré rédigé par Auvray-Assayas (2004 : 263), il serait peut-être un meilleur choix que le terme français. Cette décision entraînerait probablement quelques changements éditoriaux supplémentaires, par exemple un déplacement de l’encadré en question vers le tout début de l’entrée. Il serait aussi nécessaire d’ajouter des informations sur les traductions polonaises de Luther, de Kant et d’Hegel.

Même si l’anglais exerce aujourd’hui une forte influence sur la langue, la culture et la philosophie polonaises, cela n’a pas toujours été le cas. Ce qui saute aux yeux dans le VEP, ce sont les termes allemands – difficilement traduisibles vers le français, mais assez facilement transposables vers le polonais. Cent vingt-trois années d’occupation allemande pendant l’époque des partitions et la forte domination culturelle qui les a précédée et succédée ont influencé la langue polonaise, même si l’allemand imposé n’était ni populaire ni aimé (Klemensiewicz 1985 : 583). Souvent, on ne se rend pas compte de l’ampleur de cette influence, car l’histoire qu’on nous a enseignée à l’école met l’accent sur la résistance à la germanisation et non sur les répercussions de celle-ci. De nombreuses fois, la version originale du dictionnaire propose un terme allemand, qui constitue une grande entrée, mais aussi un terme français équivalent. Prenons deux exemples qui se trouvent juste à côté l’un de l’autre : Glaube et Glück. En français, Glaube peut être rendu par foi ou croyance et chacun de ces termes fait l’objet d’une petite entrée à part. En polonais, il n’y a que le mot wiara et parfois wierzenie, un substantif verbal, qui est utilisé le plus souvent pour parler des religions mineures ou « primitives ». Ce que l’épistémologie anglophone appelle belief est plutôt traduit par przekonanie [conviction], mais wiara peut aussi être utilisé dans ce contexte. Glaube en tant que terme philosophique sera donc traduit par wiara dans presque tous les cas. Le phénomène est encore plus évident dans l’entrée suivante, qui englobe beaucoup plus de traditions philosophiques. Le terme allemand Glück permet d’aborder à la fois ce que les Grecs appelaient εὐδαιμονία [eudaimonia] et ce qu’ils comprenaient sous le mot εύτυχία [eftychia] – la chance, un « hasard heureux ou la bonne fortune » (Helmreich 2004 : 509). En polonais, comme en allemand, il n’y a qu’un mot pour la chance et le bonheur. Alors, vu la large problématique de l’entrée, il sera préférable de remplacer le terme vedette par le terme polonais szczęście.

4.2. Fusion des entrées

Si l’on souhaite que le VEP sorte du « ghetto d’érudition » et qu’il ait un impact pédagogique, comme le veut Sigov (2014a : 158), il faut considérer la fusion de certaines entrées pour mieux rendre compte de leur pluralité, surtout dans les cas où on peut observer la domination d’une tradition philosophique qui éclipse les autres et devient une sorte de « pensée unique ». Pour le public polonais, il serait sans doute profitable de connaître les différentes acceptions du libéralisme et des adjectifs liberal, libéral et liberalny. L’ampleur de l’entrée liberalism montre bien la prédominance de la tradition anglo-saxonne, que l’on peut observer aussi en Pologne. L’adjectif français fait l’objet d’une petite entrée qui suit et on peut y lire que « le terme français, ne renvoyant pas à la même tradition, n’est pas superposable au terme anglais » (Cassin 2004 : 720). Selon Jinot (1990 : 400), libéralisme en français équivaut plutôt à des expressions anglaises qui contiennent l’adjectif free, et non liberal – par exemple, free market economy. Pourtant, comme l’entrée liberal contient beaucoup de références à la tradition française, il serait peut-être mieux de fusionner les deux entrées en y ajoutant un encadré ou une section sur l’équivalent polonais de ce terme. La liberté est probablement la valeur la plus importante pour beaucoup de Polonais, y compris les philosophes. Jadacki, dans sa synthèse de l’histoire de la philosophie polonaise, qu’il divise en dix périodes, nomme la période actuelle « la phase de la libéralisation », dans laquelle la philosophie, après les années d’oppression communiste, « est retournée à sa tradition naturelle » (Jadacki 2015 : 18 ; notre traduction). Une grande entrée sur les différentes acceptions du libéralisme constituerait sans doute un apport important dans le débat philosophique et politique.

4.3. Encadrés sur les traductions

Comme on l’a fait pour les encadrés consacrés aux traductions vers le français, il faudrait rédiger aussi des commentaires concernant les traductions vers le polonais, y compris celles des mots français. Prenons l’exemple de la paire relève / relever, les termes que Derrida (1972 : 46) a proposé pour traduire les Aufhebung / aufheben hégeliens, mais qui ont pris un sens particulier dans sa propre philosophie, par exemple dans sa théorie de la traduction (Derrida 1999/2005). Tout d’abord, le verbe relever est très polysémique dans le langage courant. Pour un traducteur polonais de Derrida, il est donc très difficile de garder la cohérence terminologique dans cette situation. Dans les traductions polonaises de ce philosophe, on peut trouver au moins vingt-quatre verbes différents utilisés pour traduire relever (Brzezicka 2018 : 355-357). Il faut donc rendre compte de cette richesse sémantique, même si, dans la plupart des cas, le verbe n’a pas d’importance philosophique. Ensuite, relève étant une des traductions possibles de Aufhebung, l’encadré serait le plus approprié dans cette entrée-là. Finalement, il y a luzowanie / luzować, choix terminologique de la première traductrice de La différance (Derrida 1968) vers le polonais, Skoczylas (Derrida 1968/1978 : 399). Ce choix a été répété dans les traductions suivantes, dans lesquelles les termes prennent une valeur philosophique. Pourtant, ce choix ne renvoie qu’à un des sens de relever, notamment à celui de ‘remplacer quelqu’un dans son occupation’[9], surtout dans le contexte militaire du guet. De plus, le verbe polonais peut aussi signifier ‘lâcher, décoincer, larguer’[10]. L’équivalent polonais luzować a été répété dans de nombreux textes et il est même entré dans la théorie littéraire (Burzyńska 2006 : 13). Ce qui est intéressant, c’est qu’il y a seulement un traducteur qui justifie ce choix, mais il le fait en se référant à l’autorité de Banasiak, le traducteur de Derrida le plus connu et le plus influent en Pologne. Or, Banasiak n’a fait que répéter le choix de Skoczylas, qui ne l’a point justifié. L’implantation de luzować et de luzowanie dans le polonais philosophique s’est donc faite un peu par hasard.

Un encadré sur les traductions vers le polonais pourrait aussi accompagner langue. La triade saussurienne est difficilement traduisible vers le polonais et les termes qui se trouvent dans la première traduction (Saussure 1916/1961, traduit par Kasprzyk) – c’est-à-dire mowa pour langage, język pour langue et mowa jednostkowa [langage particulier ou parole particulière] pour parole, – ont ensuite été abandonnés. Actuellement, les termes utilisés par les linguistes sont : mowa, język et mówienie, un substantif verbal dérivé de mówić [parler] (Saussure 1916/2002 : 41, traduit par Kasprzyk). L’équivalent de langage est donc plus lié à la parole et fait écho à la Sprache allemande. Il faut dire aussi que język est utilisé pour parler du langage hors du contexte saussurien[11]. Comme cette terminologie apparaît aussi chez d’autres penseurs, un encadré pourrait l’éclaircir. De plus, dans la version polonaise, il faudrait ajouter la langue polonaise aux langues binaires commentées dans cette entrée (Cassin 2004 : 677).

Une autre entrée qui mérite son commentaire traductologique est sans doute Dasein. Dans la version originale du VEP, c’est le terme allemand qui sert de vedette pour l’existentia latine et l’existence française (David 2004 : 281-287) – les deux ayant été commentées dans un encadré qui accompagne cette entrée et non dans une entrée à part. Il paraît donc naturel qu’un encadré explique les équivalents polonais, d’abord parce qu’en polonais, comme en allemand, il existe un « doublet terminologique » : istnienie (et le verbe istnieć), d’origine slave, a son équivalent d’origine latine, egzystencja (et egzystować). Évidemment, l’équivalent latinisé appartient plutôt au registre soutenu, mais il est souvent utilisé en philosophie et permet de traduire assez facilement la dichotomie heideggerienne. Pourtant, bien que istnienie soit la traduction traditionnelle de Dasein (par exemple chez Hegel), le traducteur de Sein und Zeit (Heidegger 1927) a plutôt choisi le jestestwo, qui a été commenté ci-dessus.

4.4. Les entrées des autres versions du VEP

Comme le VEP est par définition un ouvrage pluriel, chaque nouvelle version fait face à « plus d’un » texte de départ. En 2019, il existe déjà plusieurs versions linguistiques desquelles on peut puiser pour enrichir la nouvelle « réinvention ». Certains, par exemple ceux qui ont été présentés dans le recueil Philosopher en langues (Cassin 2014), ont été inclus dans la version élargie du VEP (Cassin 2019). Parmi les entrées créées par les traducteurs de cet ouvrage, il y a des mots déjà très présents dans la langue polonaise qui méritent d’être expliqués et mis en contexte.

Premièrement, il y a le terme anglais gender, qui est devenu un schibboleth distinguant les « progressistes » de la droite conservatrice. Tandis que les premiers, venant souvent des milieux savants, connaissent bien les gender studies que l’on peut étudier dans certaines universités, ainsi que la politique du gender mainstreaming, les seconds parlent plutôt de ideologia gender [idéologie du gender] ou de genderyzm [genderisme] qui menace le modèle traditionnel de la famille et de la société entière (Pankowska 2017 : 143). Butler (2014), dans la version américaine du VEP, permet de mieux comprendre le « trouble » lié à la traduction de ce terme, qui a influencé l’usage qu’on en fait en Pologne.

Un autre terme souvent utilisé dans les médias, surtout dans le discours xénophobe, est szariat, transcription polonaise de la šaria arabe. D’un côté, l’entrée qui met ensemble la tradition hébraïque et arabe (Brague 2004 : 1296-1298) rend compte d’une analogie sans doute surprenante pour beaucoup de lectrices et lecteurs polonais. D’un autre côté, l’article détaillé de Benmakhlouf (2014 : 92-115) présente le contexte historique de la pensée juridique arabe, ainsi que le mot calife qui peut être aussi considéré comme un intraduisible. Peut-être, vu l’ampleur de l’islamophobie en Pologne (Bobako 2017 : 311-371), faudrait-il étudier aussi les autres modifications apportées par les auteurs de la version arabe du VEP.

On peut dire que les versions américaine et arabe représentent deux extrêmes par rapport au paysage intellectuel polonais. L’influence de la culture américaine est visible dans plusieurs domaines de pensée, ainsi que dans la culture populaire, ce qui la rend presque invisible, tandis que la culture arabe et la pensée musulmane ne sont pratiquement pas connues, si bien que les termes « musulman » et « arabe » sont souvent traités de synonymes. L’engouement pour la culture américaine d’un côté et l’islamophobie teintée de racisme de l’autre incitent à étudier de plus près ces deux versions du VEP pour y chercher des apports qui permettraient de mieux répondre aux besoins du public polonais.

5. Conclusion

Après avoir essayé de tracer les différentes pistes qui pourraient mener à un reflet polonais du « multivers linguistico-philosophique européen », l’infinité du processus devient encore plus évidente. Chaque aspect analysé et présenté dans cet article en a fait naître d’autres que l’on a dû omettre. Chaque nouvelle entrée ou encadré spécial fait penser à de nouveaux collaborateurs qu’il faudrait inviter dans le projet. Plusieurs mots commentés inspirent des recherches philosophiques que l’on pourrait entreprendre indépendamment de la traduction. L’équipe polonaise, formée maintenant d’une quinzaine de traducteurs et philosophes, devra prendre beaucoup de décisions, dont les plus difficiles seront celles qui nous obligeront à nous arrêter à un certain moment de cette réinvention, pour que la version polonaise du VEP puisse finalement voir le jour.