Corps de l’article

De nombreux scandales juridico-financiers ont été relayés dans la presse internationale au cours des cinq dernières années ; l’engouement progressif pour ces faits divers a fait entrer le lexique du droit pénal dans l’espace public. Ces faits de criminalité financière ou d’agressions sexuelles, les procédures qui les entourent et les condamnations qui les suivent apparaissent fréquemment à la une de la presse. Jadis réservés à un monde clos et à un cercle de professions spécialisées et bien identifiées (le parquet en France par exemple), certaines notions juridiques ont quitté la confidentialité des tribunaux et les bureaux des juges pour une médiatisation croissante dans nos journaux papier ou en ligne. La procédurisation croissante de nos sociétés[2] au niveau mondial en est certainement l’explication la plus probante. En effet, qui n’a pas entendu ou lu ?

1)

Harvey Weinstein charged with rape in LA as New York trial begins [bbc.com- 6 January 2020]

2)

Thierry Solère, député LREM, mis en examen pour fraude fiscale [huffingtonpost.fr- 11/10/2019]

La médiatisation récente de ces scandales politico-financiers ou des révélations publiques de harcèlement d’agressions sexuelles ont mis des technolectes juridiques ou jurilectes (charged et mis en examen) sous le coup des projecteurs, ce qui indirectement contribue à la progressive diffusion – voire dissolution- de sa langue spécialisée dans la langue générale et à l’ouverture du monde juridique. Cependant tout avantage a son revers : ces termes et les notions juridiques qu’elles recouvrent restent souvent mal comprises par un lectorat élargi et sont sujets à faux-sens, voire à contre-sens, ou mauvaises compréhension et traduction. S’ils ont perdu de leur caractère hermétique et sibyllin, ces termes n’en demeurent pas moins spécialisés, et certains restent des technolectes juridiques. Un technolecte se définit comme :

[…] un ensemble d’usages lexicaux et discursifs, propres à une sphère de l’activité humaine. Ainsi, les productions écrites et orales, englobant la terminologie savante, les textes de haute scientificité, mais aussi le vocabulaire banalisé et la terminologie populaire viendront se ranger dans le technolecte.

Messaoudi 2010 : 135

Ainsi par mimétisme définitoire, le technolecte juridique ou jurilecte est

un ensemble d’usages lexicaux et discursifs, propres au monde juridique ; les productions écrites et orales juridiques, englobant la terminologie savante juridique, les textes à fort degré de juridicité, mais aussi le vocabulaire traditionnel juridique et la terminologie juridique populaire viendront se ranger dans le jurilecte.

Qu’en est-il des articles de presse contenant ces jurilectes ? Sont-ils pour autant des textes juridiques ? Ils ne le sont pas pour Bocquet (2008) qui donne la définition du texte juridique :

Qu’est-ce qu’un texte juridique ? Un texte qui parle de droit a-t-on tendance à répondre intuitivement parce que cela semble correspondre au bon sens. Le traducteur ou, d’une façon plus générale, toute personne qui s’intéresse aux problèmes du langage, du discours, de la langue juridique, ne saurait pourtant se satisfaire d’une telle réponse. En effet, si tout texte qui parle de droit était un texte juridique, alors l’article du quotidien qui expose les bienfaits et les méfaits du Pacs, le texte qui décrit le procès d’assises d’un criminel célèbre, seraient des textes juridiques. Or, pour les linguistes comme pour les traducteurs, il manque à de tels textes qui parlent de politique générale ou décrivent des événements médiatisés, les principaux éléments qui constituent la spécificité linguistique et formelle d’un texte juridique.

Bocquet 2008 : 10

Le texte juridique se définit par son degré de juridicité, qui se mesure par rapport à deux critères : l’étendue des connaissances en droit requises pour comprendre le texte ou/et le concept juridique, les effets juridiques découlant du concept (Monjean-Decaudin 2013 : 24). Les textes journalistiques dont sont tirés les exemples de cet article ne sont pas à proprement parler des textes juridiques : en effet, les connaissances requises pour comprendre les termes juridiques des articles de journaux sont moindres et il n’y est pas fait mention d’effets juridiques particuliers. En revanche, ces technolectes juridiques ont une forme identique qu’ils apparaissent dans ces textes journalistiques (à degré de juridicité bas) ou dans des textes doctrinaux (à degré de juridicité élevé) : mise en examen est le terme trouvé à la fois dans l’article du Monde et dans l’Article 80-1 du Code de procédure pénale[3].

La méthodologie de la juritraductologie (Monjean-Decaudin, 2012b) appliquée à la traduction juridique expliquée dans cet article permet d’apporter aussi bien aux professionnels, qu’aux enseignants et aux étudiants les clés nécessaires pour mener à bien le processus de traduction, dont l’étape pivot est le droit comparé. Après une introduction générale sur la juritraductologie et ses fondements disciplinaires (partie 1), cette méthodologie développée en trois étapes (Bocquet 2008) - sémasiologique, droit comparé et onomasiologique - décrit le processus de traduction juridique entre le droit et la langue sources vers le droit et la langue cibles (Monjean-Decaudin et Popineau 2019 ; Popineau 2019) et peut être appliquée à un public de traducteurs ou d’étudiants non juristes (partie 2). Notre démonstration s’appuiera sur des notions juridiques issues de la common law aux États-Unis et du droit civil français. L’étude menée en droit comparé dans ces deux démonstrations est à visée traductologique et terminologique. L’étude contrastive proposée en partie 3 permettra de s‘interroger sur le degré de juridicité de la presse anglo-saxonne et française et ses implications dans le traitement de l’information. Quels que soient les droits confrontés, le droit comparé consiste à mettre en parallèle deux droits en vue de mener à bien la traduction des notions ou des textes juridiques. Parmi les méthodes et stratégies possibles en traduction juridique, le droit comparé est intégré au processus traductionnel (Gémar 1979, Sarcevic 1997), entre l’étape sémasiologique (ou recherche dictionnairique et documentaire) et l’étape onomasiologique (ou restitution et choix de traduction).

La traduction de ces jurilectes peut suivre la même méthodologie traductionnelle, indépendamment du support dans lequel ils apparaissent, qu’il s’agisse d’un texte journalistique ou d’un article de code de procédure pénale. Nous proposons ainsi une démonstration traductionnelle de ces jurilectes qui repose sur une approche juritraductologique porteuse de solutions de traductions satisfaisantes.

Dans un premier temps, nous allons définir ce qu’est la juritraductologie.

1. La juritraductologie

La juritraductologie est un champ d’étude interdisciplinaire basé sur des principes fondateurs épistémologiques pluriels (Figure 1) (Monjean-Decaudin 2012a).

Les sciences juridiques (le droit) et les sciences du langage (linguistique) sont les deux sciences nourricières de la juritraductologie et convergent pour créer la linguistique juridique (ou jurilinguistique).

Le droit comparé, ou science de la comparaison des droits, est devenu une branche indépendante des disciplines juridiques au début du XXe siècle ; son but est la comparaison des droits, c’est-à-dire de rechercher et d’expliquer les différences entre les divers ordres juridiques à une époque donnée[4].

Ainsi droit comparé, linguistique juridique et traductologie sont les trois domaines dans lesquels la traduction du droit puise ses (res)sources.

Le droit de la traduction trouve ses racines dans le droit et rejoint la traduction du droit pour former la juritraductologie, dont le l’objet d’étude est de « décrire, analyser et théoriser l’objet à traduire ; l’objet traduit appartient au domaine du droit et est utilisé par le droit » (Monjean-Decaudin 2012a).

Figure 1

Les fondements de la juritraductologie

Les fondements de la juritraductologie

-> Voir la liste des figures

La juritraductologie est sans nul doute un domaine d’étude interdisciplinaire : il convient de noter que dans un premier temps, la juritraductologie ne considère pas les disciplines de façon indépendante les unes des autres, mais les fait se rencontrer ; dans un second temps, le droit exerce une influence prédominante sur la traduction juridique.

L’étude lexicale juritraductologique proposée est conduite selon deux modes opératoires distincts.

Une première étude juritraductologique complète en trois étapes (partie 2) est menée sur les exemples 1 et 2 cités ci-dessus de façon unilingue séparée ; elle reproduit soit les exercices classiques universitaires de thème et de version, soit les combinaisons de langues des traducteurs professionnels[5] ; la visée traductionnelle est essentiellement terminologique et s’appuie sur le droit comparé ; tableaux terminologiques comparatifs[6] et figures illustrent notre propos. Cette étude est une étude terminologique monolingue.

La seconde démonstration (partie 3) se présente comme une démonstration terminologique contrastive et explore les différences de traitement terminologique d’un même fait divers juridico-politique relayé dans la presse en ligne : ce fait divers est plus connu sous le nom de Pénélopegate ou d’Affaire Fillon en France et de Fillon affair ou Fake jobs scandal dans la presse internationale :

3)

François Fillon jugé coupable et condamné à cinq ans de prison, dont deux ferme, et dix ans d’inéligibilité. [Le Monde 29 juin 2020]

4)

Former French Prime Minister François Fillon, his wife Penelope, and his former assistant Marc Joulaud, have been found guilty of misappropriation of public funds, complicity and concealment by the Paris tribunal. [CNN 30 June 2020]

Les termes utilisés pour expliquer cette affaire judiciaire seront étudiés en fonction de leur degré de spécialisation. Dans un cadre monolingue, en langue française, coupable appartient-il à la langue générale ou à la langue spécialisée ? Peut-on trouver coupable dans un dictionnaire général tel le Larousse ou doit-on choisir un dictionnaire spécialisé tel le Vocabulaire juridique (Cornu, 2016) pour en trouver une définition ? Dans le cadre de la traduction, coupable et condamné sont-ils correctement traduits par found guilty, sorte de collocation concaténant les deux sens ? Le degré de spécialité dans les deux langues est-il identique ? Found guilty se trouve-t-il dans un dictionnaire général ou un dictionnaire spécialisé ? Ces recherches dictionnairiques permettent également d’avancer quelques éléments sur la fréquence des technolectes juridiques dans les deux langues et la justesse de la langue de spécialité dans la presse.

Les exemples étudiés permettent d’appréhender la complexité de la traduction des technolectes juridiques, qui indirectement fait (re)surgir la problématique fondamentale sous-jacente des prérequis en traduction juridique : quelles connaissances juridiques faut-il posséder -et maîtriser- pour pouvoir traduire les termes to be charged with (exemple 1), mis en examen (exemple 2) ou condamné (exemple 3) ?

Nous avons vu que les degrés de juridicité des supports dans lesquels apparaissent ces jurilectes diffèrent, même si leur forme reste identique. En revanche, ces deux exemples portent sur deux cultures juridiques différentes : d’une part, la common law des pays anglo-saxons dont la principale source est la jurisprudence et d’autre part, le Code civil promulgué en 1804 (ou code Napoléon) regroupant les lois relatives au droit civil français (Popineau 2019 : 102). Le processus traductionnel se complexifie : comment traduire des termes juridiques qui ont des effets juridiques différents dans ces deux cultures juridiques différentes ? Les traductions éligibles trouvées dans les dictionnaires bilingues[7] se multiplient. Laquelle est ou lesquelles sont correctes ?

1a ?)

Harvey Weinstein accusé de viol à Los Angeles au moment où commence le procès de New York.

1b ?)

Harvey Weinstein inculpé de viol à Los Angeles au moment où commence le procès de New York.

2a ?)

French deputy Thierry Solère indicted for tax evasion.

2b ?)

French deputy Thierry Solère charged with tax evasion.

2c ?)

French deputy Thierry Solère arraigned for tax evasion

Selon la SFT[8], la traduction juridique est l’une des 25 branches de la traduction spécialisée. La traduction juridique y a pourtant un statut particulier que Bocquet rappelle :

[…]la traduction juridique est aux antipodes, disons même qu’elle constitue le contraire absolu de la traduction technique ; la traduction technique est généralement définie, par tous ceux qui admettent son existence, comme le passage d’un signifiant linguistique à un autre signifiant linguistique dont le contenu, le signifié, est strictement le même ou en tout cas affirmé comme étant strictement le même. La traduction juridique au contraire a pour principale caractéristique de nécessiter l’inflexion du signifié au moment de la traduction parce que le signifié est fluctuant vu la nature même des différences institutionnelles, ce qui constitue le principal problème de la traduction juridique.

Bocquet 2000 : 2

D’une part, le droit est communément perçu comme une discipline complexe et difficile d’accès : l’étudiant traducteur n’échappe pas à ce poncif et les textes juridiques[9] proposés aux étudiants en master de traduction sont accueillis avec prudence, voire aversion en général. De plus, les premiers exercices de traduction portant sur des titres de presse - ayant un degré de juridicité bas – et contenant des technolectes juridiques n’échappent pas à ce peu d’appétence pour le texte juridique. D’autre part, dans les textes confiés aux traducteurs professionnels pour des prestations de traduction – ayant un degré de juridicité élevé, les signifiés ou technolectes juridiques sont fluctuants selon les cultures des pays. Afin de traduire de façon correcte les notions juridiques isolées rencontrées dans ces articles, les transferts sémantiques entre le droit de la langue source et celui de la langue cible doivent être pris en compte : par exemple, comment rendre compte de la présomption d’innocence, principe fondamental de la procédure pénale en France et comment traduire présumé innocent vers l’anglais ? Suffit-il de rajouter un des marqueurs d’hypothèse en anglais (par exemple allegedly, vraisemblablement, ou might, forme modale conditionnelle pourrait) pour rendre compte de ce principe fondamental ?

2. La méthodologie juritraductologique appliquée à la traduction

2.1. Étude juritraductologique de charged with

La première étude juritraductologique en trois phases que nous allons expliquer dans cet article porte sur l’exemple (1) :

1)

Harvey Weinstein charged with rape in LA as New York trial begins.

2.1.1. La phase sémasiologique

La phase sémasiologique vise le décryptage du texte source : il s’agit d’une phase de recherche documentaire ou de définitions afin de bien circonscrire le terme à traduire. Les recherches dictionnairiques en langue anglaise portent sur charged with en (1). Si besoin est, nous proposons de restituer le contexte du terme recherché : il est fait référence au procès d’un ex-producteur américain de films mondialement connu et oscarisé qui est poursuivi pour agressions sexuelles.

2.1.1.1. Recherche de définitions en langue générale

Le dictionnaire unilingue anglais de langue générale utilisé est le Merriam-Webster (MW) et les dictionnaires juridiques utilisés sont le Legal Dictionary (LD)[10] et le Black’s Law Dictionary (BLD)[11]. Est-ce que charged with est un terme général ? Le dictionnaire général MW propose trois sens sous l’entrée charged[12] :

  1. possessing or showing strong emotion ;

  2. capable of arousing strong emotion ;

  3. have an amount of electricity.

Aucune des trois entrées ne contient de sens juridique : il n’est mentionné ni procès (trial), ni infraction (rape is a crime) ; charged doit être recherché dans un dictionnaire spécialisé.

2.1.1.2. Recherche de définitions en langue spécialisée

Le dictionnaire juridique the Legal Dictionary (LD)[13] ne propose pas d’entrée pour charged ; en revanche plusieurs liens renvoient au substantif charge[14] :

In a criminal case, [charge is] the specific statement of what crime the party is accused (charged with) contained in the indictment or the criminal complaint. [En cas de faits répréhensibles, charge[15] désigne l’exposé détaillé de l’infraction dont la partie au procès est accused (charged), exposé contenu dans l’acte d’accusation ou la plainte[16]].

Cette définition se rapproche du sens de notre exemple (1) : criminal case signifie que des faits constatés sont répréhensibles. Il est à noter que charged with apparait entre parenthèse dans cette définition et est précédé de accused dont il semble être un synonyme ou une explication. En recherchant accused dans ce même dictionnaire, on peut lire : « a person charged with a crime » ; les définitions semblent circulaires et les termes semblent synonymes. Cependant charged with et accused of sont-ils des synonymes exacts ? Sont synonymes des équivalents sémantiques interchangeables ; les synonymes en langue juridique sont extrêmement rares et il conviendrait de dire que charged with et accused of sont des parasynonymes :

Le langage juridique, très spécialisé, présente un haut degré de spécificité culturelle et une polysémie très riche où la synonymie y est remarquable. Cornu (2000, 178-182) propose une distinction entre synonymes – ou équivalents sémantiques totalement interchangeables – plutôt rares, et – synonymes approximatifs ou parasynonymes – plus fréquents

Preite 2014 : 563

Par ailleurs, le BLD indique que “[the] accused is the wrong doer in court. AKA defendant, offender or respondent[17]” [celui qui est l’auteur du forfait au tribunal. Autre nom : intimé, prévenu, accusé ou contrevenant ou défendeur].

La liste des parasynonymes anglais de accused s’allonge : charged, wrong doer, defendant, offender ou respondent. De plus, en lisant d’autres définitions sur le BLD, un autre parasynonyme apparait indicted[18]. Nombreux sont les termes sémantiquement proches de charged.

Passons à présent à l’étape de droit comparé.

2.1.2. Comparaison des droits

La deuxième étape du processus de traduction juridique est une « étape à caractère non linguistique car elle relève de la comparaison des institutions sources et des institutions cibles » (Monjean-Decaudin 2013, 22). Le droit comparé permet la mise en parallèle de deux droits : le droit source et le droit cible.

Comparer consiste à établir des rapports de ressemblances et de différences entre les termes d’un savoir, puis à en mesurer l’ampleur, à en chercher les raisons et à en apprécier la valeur.

Laithier 2009, introduction

Le recours aux dictionnaires bilingues[19] permet de repérer quatre traductions éligibles pour charged : inculpé, accusé, poursuivi, mis en examen :

1)

Harvey Weinstein charged with rape in LA

1a ?)

Harvey Weinstein inculpé de viol à Los Angeles

1b ?)

Harvey Weinstein accusé de viol à Los Angeles.

1c ?)

Harvey Weinstein poursuivi pour viol à Los Angeles.

1d ?)

Harvey Weinstein mis en examen pour viol à Los Angeles.

La première traduction en français proposée pour charged étant inculpé, nous commençons l’étape de droit comparé par la recherche de la définition de ce terme dans le Vocabulaire juridique (Cornu 2016), qui est notre ouvrage spécialisé de référence :

INCULPÉ, ÉE
Naguère, individu qui a fait l’objet d’une inculpation, dénomination aujourd’hui remplacée par la périphrase euphémique « personne mise en examen ». Comp. accusé, prévenu.

Cornu 2016 : 537

Le terme inculpé ayant disparu, il a été remplacé par mis en examen, qui est également une autre proposition de traduction (1d). Dans la définition de mise en examen, nous pouvons lire :

MISE EN EXAMEN
Décision, correspondant naguère à l’inculpation, en vertu de laquelle le juge d’instruction soumet à une instruction préparatoire une personne à l’encontre de laquelle il existe des indices laissant présumer qu’elle a participé, comme auteur ou complice des faits dont il est saisi, en l’informant de ces faits et de leur qualification juridique (et en les lui imputant officiellement) ouvrant ainsi une phase d’information au cours de laquelle la personne mise en examen ne peut plus être entendue comme témoin et jouit, entre autres droits de la défense, de celui d’être assisté par un avocat.

Cornu 2016 : 662-663

Accusé (1b) et mis en examen (1d) sont deux traductions proposées dans les dictionnaires bilingues pour notre exemple (1). Cependant, Cornu explique :

ACCUSÉ, ÉE [est la]
Personne mise en accusation devant une cour d’assises ; qualification qui s’applique à un individu mis en examen à partir de l’arrêt de la chambre de l’instruction qui prononce sa mise en examen devant la cour d’assises V. inculpé, mise en examen.

Cornu 2016 : 16

Les deux termes (mis en examen et accusé) ne sont donc pas synonymes : ils désignent le nom du justiciable à deux stades différents de l’instruction et pour une qualification différente de l’infraction : si le juge décide de continuer l’instruction, et si les chefs d’accusation sont des crimes, le mis en examen devient accusé, quand il est jugé devant une cour d’assises.

La traduction (1b) mis en examen n’est pas correcte : elle ne correspond ni à au stade de l’instruction (qui n’est plus préparatoire) dans le procès de Weinstein, ni à la gravité des actes reprochés ; le viol est un acte criminel passible de cour d’assises en France et est souvent an offense (infraction) dans les pays de la common law, voire a felony (crime) suivant la gravité de l’agression sexuelle : on peut parler de rape in the first-degree (viol avec circonstances aggravantes).

Enfin, la dernière traduction proposée est poursuivi (1c) ; ce terme n’apparaît pas dans le Vocabulaire juridique de Cornu et fait partie de la langue générale ou à visée de vulgarisation juridique.

À ce stade, après notre démonstration seule une traduction reste éligible :

1b)

Harvey Weinstein accusé de viol à Los Angeles.

Dans ce cas précis, la terminologie du justiciable évolue en fonction du stade de l’instruction ; des investigations terminologiques plus poussées permettent de mettre en évidence des différences et similitudes entre le droit et la langue sources et le droit et la langue cibles.

2.1.2.1. Nom du justiciable en français : essai terminologique

L’étude proposée en droit comparé dans cette démonstration est à visée traductologique et terminologique. Le tableau 1 propose dans sa colonne de gauche les pseudo-termes juridiques utilisés dans la langue générale en France ; la deuxième colonne donne son statut général ; la troisième colonne propose les différents noms du justiciable suivant le degré d’avancée de la procédure ; la dernière colonne liste quelques instances du processus.

Tableau 1

Langue générale et jurilectes : nom du justiciable en France

Langue générale et jurilectes : nom du justiciable en France

-> Voir la liste des tableaux

La procédure est de type inquisitoire en France. Une représentation chronologique (Figure 2) des termes en fonction de la chronologie de l’instruction en France est proposée, le principe général étant la présomption d’innocence ou « préjugé en faveur de la non-culpabilité » (Cornu 2016 : 551) depuis la loi de 2000 :

Figure 2

Chronologie des appellations du justiciable en France

Chronologie des appellations du justiciable en France

-> Voir la liste des figures

2.1.2.2. Nom du justiciable aux États-Unis : essai terminologique

Le tableau 2 propose, dans sa colonne de gauche, les pseudo-termes juridiques utilisés dans la langue générale dans le système judiciaire des États-Unis ; dans la colonne centrale se trouvent les différents noms du justiciable suivant le degré d’avancée de la procédure ; la dernière colonne énumère quelques instances du processus :

Tableau 2

Langue générale et jurilectes : le nom du justiciable aux États-Unis

Langue générale et jurilectes : le nom du justiciable aux États-Unis

-> Voir la liste des tableaux

L’étude menée en droit comparé est essentiellement terminologique ; les deux systèmes français et américains sont différents sur de nombreux points. Sur cette base, une représentation similaire (mais non symétrique) de la chronologie terminologique du justiciable peut être proposée pour la langue anglaise (procédure pénale aux États-Unis) en Figure 3 :

Figure 3

Chronologie des appellations du justiciable aux États-Unis

Chronologie des appellations du justiciable aux États-Unis

-> Voir la liste des figures

La procédure est de type accusatoire aux États-Unis. Au premier stade de la procédure pénale, le justiciable est un wrong doer (auteur du forfait) ou accused person, qui peut être placé sous police custody (gardé à vue en français). Les chefs d’accusation retenus contre lui (charges) sont examinés par le prosecutor (procureurou ministère public en français). Les crimes graves (felonies) sont présentés devant le grand jury, qui est « le jury d’accusation, qui décide si une personne devra comparaître devant le jury de jugement (« trial jury » ou « petit jury »)[20] ». Si le prosecutor parvient à convaincre au moins 12 jurys que les chefs d’accusation sont graves et concordants (warranted), le justiciable devient an indicted person par décision du grand jury. Le prosecutor déclare que the accused person devient the person charged with. C’est le trial jury qui statuera sur son éventuelle culpabilité ; s’il est jugé coupable (found guilty), il sera convicted of a crime (accusé) and sentenced (condamné) avec la possibilité de faire appel de cette décision (to appeal) ; s’il est déclaré non coupable (found not guilty), il sera acquitted (acquitté).

2.1.3. La phase onomasiologique

La troisième phase de notre méthodologie est un recryptage dans la langue cible.

Comme nous l’avons démontré dans l’étape sémasiologique (étape 1), le terme source charged en contexte signifie que des indices graves et concordants sont reprochés à l’auteur soupçonné d’infraction et qu’une procédure de mise en examen a été décidée par le juge d’instruction ; les faits reprochés, viol, sont des crimes jugés devant une Cour d’Assises en France ; le nom du justiciable en France serait accusé une fois l’étape de droit comparé (étape 2) terminée.

Au vu des faits reprochés à ce producteur, et au vu de notre démonstration (étape 3), seule la traduction (1b) Harvey Weinstein accusé de viol à Los Angeles semble correcte. Le terme juridique de départ charged with et la traduction retenue accusé de ont un degré de juridicité identique. Il convient cependant de se méfier du terme transparent anglais accused of qui pourrait prêter à confusion, car en anglais ce terme appartient à la langue générale (coupable de).

À la lumière des dernières actualités, et au fur et à mesure de la poursuite du procès, le titre de presse a évolué :

5)

Harvey Weinstein accusers welcome rape and sexual assault conviction [bbc.com 25 February 2020]

La décision (guilty verdict) tombe : Harvey Weinstein est reconnu coupable (convicted) et risque d’être condamné (sentenced) dernière étape de la procédure, sauf s’il fait appel de la condamnation.

2.2. Deuxième étude juritraductologique sur mis en examen

2)

Thierry Solère, député LREM, mis en examen pour fraude fiscale [huffingtonpost.fr- 11/10/2019]

Pour ce deuxième exemple, nous avons choisi l’expression juridique française mis en examen qui fait écho à l’exemple (1) : nous allons reprendre quelques-uns des éléments des recherches effectuées ci-dessus. Nous voulons montrer que lorsqu’elles sont utilisées fréquemment, les trois étapes du processus traductologique deviennent une routine simplifiée et rapide dans l’acte traductionnel.

2.2.1. Étape sémasiologique

La notion de mise en examen est apparue en 1993, date à laquelle elle a remplacé l’inculpation ; inculpé a été ainsi remplacé par mis en examen. Ce nouveau terme a été suivi d’une forte médiatisation (voir partie 3). Alors que mise en examen est un terme de spécialité, le dictionnaire de langue générale Larousse[21] en donne une définition. Le dictionnaire Larousse et le Vocabulaire juridique de Cornu (2016) se rejoignent pour replacer ce concept dans le cadre général de la présomption d’innocence :

Inculpé est aujourd’hui remplacé dans la langue du droit par l’expression mis en examen, qui souligne la présomption d’innocence dont bénéficie toute personne concernée par l’action de la justice.

Larousse

Cependant, seul Cornu situe la mise en examen dans la chronologie juridique : il s’agit de la décision d’un juge à l’encontre d’une personne pour laquelle un faisceau d’éléments semblent indiquer qu’elle est auteur ou complice des faits, bien que cette personne soit (encore) innocente ; le mis en examen n’est plus gardé à vue et ne peut plus être ni témoin simple, ni témoin assisté (tableau 1) ; le mis en examen « jouit, entre autres droits de la défense, de celui d’être assisté par un avocat » (Cornu 2016 : 663). La mise en examen est préalable au procès ou au non-lieu (voir Figure 2).

2.2.2. Étape de droit comparé

Les dictionnaires bilingues consultés[22] dans l’étude proposent deux traductions possibles :

2)

Thierry Solère, député LREM, mis en examen pour fraude fiscale

2a ?)

French deputy Thierry Solère indicted for tax evasion

2b ?)

French deputy Thierry Solère charged with tax evasion

Nous avons choisi de mettre en parallèle les définitions du terme en langues source et cible dans un tableau (tableau 3) mettant en exergue les différences et similitudes des termes étudiés :

Tableau 3

Étude de droit comparé entre mise en examen, charged et indicted

Étude de droit comparé entre mise en examen, charged et indicted

-> Voir la liste des tableaux

Il convient de noter que la procédure d’indictment figure dans le Vè amendement de la Constitution des États-Unis (ou droit contre l’auto-incrimination : nul ne peut être forcé à témoigner contre lui-même) et fait partie des droits constitutionnels[23] :

The Fifth Amendment of the United States Constitution states in part : “No person shall be held to answer for a capital, or otherwise infamous crime, unless on a presentment or indictment of a Grand Jury, except in cases arising in the land or naval forces, or in the Militia when in actual service in time of War or public danger ; nor shall any person be subject for the same offence to be twice put in jeopardy of life or limb ; nor shall be compelled in any criminal case to be a witness against himself, nor be deprived of life, liberty, or property, without due process of law ; nor shall private property be taken for public use, without just compensation.”. The requirement of an indictment has not been incorporated against the states ; therefore, even though the federal government uses grand juries and indictments, not all U.S. states do.

[Une partie du Vè amendement de la Constitution des États-Unis stipule « Nul s’est tenu de répondre d’un crime punissable de la peine capitale ou d’une autre peine infâme, à moins d’une présentation ou mise en accusation par un Grand Jury, sauf dans les cas survenant dans les forces terrestres ou navales, ou dans la Milice lorsqu’elle est en service effectif en temps de guerre ou de danger public ; de même, nul n’est soumis à une double mise en danger de sa vie ou son intégrité physique pour une même infraction ; de même, dans toute affaire pénale, nul ne peut être contraint à témoigner contre lui-même, ni être privé de sa vie, liberté ou de ses biens, sans procédure légale appropriée ; aucun bien privé ne peut être saisi pour une utilisation publique sans une compensation juste ». L’exigence d’une mise en accusation n’a pas été mise en place comme une mesure allant à l’encontre des États ; par conséquent, même si le gouvernement fédéral utilise des grands jurys et des mises en accusation, ce n’est pas le cas de tous les États américains.]

La notification écrite ou bill of indictment est souvent traduite vers le français par acte d’accusation, ou accusation officielle en cas d’infraction grave (crime).

À ce stade de notre démonstration, une explication juritraductologique peut être fournie sur les types d’infractions (Monjean-Decaudin et Popineau 2019). En France, il existe trois types d’infractions (la contravention, le délit et le crime) classées en fonction de leur gravité, le crime étant l’infraction la plus grave : le terme hyperonyme est infraction. Aux Etats-Unis, pays de common law, les criminal offences ou infractions (crime en anglais est un hyperonyme) forment (généralement) une paire : misdemeanor et felony[24]. Le tableau 4 illustre cette distinction et propose quelques exemples significatifs :

Tableau 4

Différences entre les notions d’infraction en France et de crime aux États-Unis[25]

Différences entre les notions d’infraction en France et de crime aux États-Unis25

-> Voir la liste des tableaux

Le tableau 4 permet de mettre en évidence des absences de correspondances et, par conséquent, des divergences de traductions possibles, voire des intraduisibilités.

Prenons l’exemple du délit de fuite qui est classé comme un délit en France (comme son nom l’indique) ou une infraction intermédiaire ; aux États-Unis, la notion comparable de hit and run peut être qualifiée de misdemeanor[26] ou felony selon les États et les conséquences de l’accident (blessures légères, blessures graves, mort, dégâts plus ou moins importants) : en Virginie, par exemple, les conséquences possibles de l’accident le classent en misdemeanor ou crime ; dans l’État de New York, le délit de fuite est au maximum un misdemeanor (petty crime), le montant des amendes augmentant de façon significative si des animaux sont impliqués dans l’accident. Ainsi l’exemple :

6)

A person convicted of a hit-and-run accident may face fines, jail time, license suspension, and other criminal charges [https://www.edgarsnyder.com/car-accident/types-of-accidents/hit-and-run-accidents/hit-and-run-laws/]

ne pourra pas se traduire par

6a*)

Un individu accusé de délit de fuite…

sans localisation de l’État américain dans lequel a été commise l’infraction ; ce type d’exemple permet de sensibiliser les étudiants à l’importance de la localisation dans toute traduction.

2.2.3. Etape onomasiologique

La dernière étape de notre processus juritraductologique est l’étape de recryptage dans la langue cible ; c’est également lors de cette étape qu’une traduction est proposée dans la langue et le droit cibles.

Au début de notre étude juritraductologique, deux propositions de traduction étaient données pour l’exemple 2 :

2)

Thierry Solère, député LREM, mis en examen pour fraude fiscale

2a ?)

French deputy Thierry Solère indicted for tax evasion

2b ?)

French deputy Thierry Solère charged with tax evasion

Nos recherches en droit comparé ont fait apparaître une différence dans le degré d’infraction (tableau 4). La mise en examen en France et indicted aux États-Unis ne sont pas qualifiés de la même façon : dans l’exemple (2), l’infraction commise est une évasion fiscale qui est un délit (misdemeanor) en France, alors que indicted s’applique pour les crimes (felonies) aux États-Unis. Cette différence de gravité dans l’infraction fait opter pour la traduction (2b) :

2)

Thierry Solère, député LREM, mis en examen pour fraude fiscale

2b)

French deputy Thierry Solère charged with tax evasion

Les deux études juritraductologiques menées sur mis en examen et sur charged ont toutes deux abouti à un choix de traduction, car un terme comparable existe dans la langue et le droit cibles. Les choix proposés sont des choix attestés et documentés, et les traductions reposent sur le droit comparé, ce qui leur donne une légitimité théorique et terminologique. On peut légitiment affirmer que les notions juridiques contenues dans les traductions en 1b) et 2b) correspondent aux sens et réalités du droit source et aux sens et réalités du droit cible : elles rendent compte de la qualification de l’infraction commise et de l’étape de la procédure et chronologie du système juridique concerné.

Cependant, aussi correctes que soient nos traductions sur le plan notionnel, il ne semble pas qu’elles soient les plus utilisées dans la presse. C’est ce que va démontrer la partie 3 qui propose de comparer les titres de presse et les résultats de nos démonstrations juritraductologiques, en mettant en avant des notions clés tels la langue de spécialité, les jurilectes et la vulgarisation.

3. Regards terminologiques croisés : de la juritraductologie à la langue journalistique

Notre étude porte sur des articles de presse et sur le lexique juridique utilisé. Relater des faits divers politico-juridiques met en action plusieurs stratégies[27] :

  • le lectorat est large ;

  • le titre court doit être accrocheur ;

  • la langue doit être générale pour être comprise par le plus grand nombre ;

  • le thème relaté étant spécialisé, y sont insérés des termes et notions juridiques ;

  • si les notions juridiques sont trop complexes, il faut leur substituer des synonymes larges ou inclure dans l’article des définitions afin de ne pas perdre le lecteur.

3.1. Langue générale et langue de spécialité

Il est courant d’opposer langue générale et langue de spécialité.

La langue générale est une « partie du système linguistique comprise et utilisée par la majorité des locuteurs d’une communauté linguistique[28] », alors que la langue de spécialité est une « expression générique pour désigner les langues utilisées dans des situations de communication (orales ou écrites) qui impliquent la transmission d’une information relevant d’un champ d’expérience particulier (ou language for specific purpose)[29] ».

La langue de spécialité, également appelée langue scientifique ou professionnelle ou spécialisée s’applique à certains domaines particuliers que la langue vulgarisée, banalisée ou de vulgarisation transforme en unités compréhensibles pour le plus grand nombre :

Quand elle réfère aux domaines d’expérience particuliers nécessitant la mise en oeuvre de moyens de communication que tous les membres d’une même communauté linguistique ne possèdent pas, elle [la linguistique synchronique] parle de langues « scientifiques » (pour la physique, par exemple), « techniques (pour l’astronautique…), « professionnelles » (pour la boucherie…), « spécialisées » (pour le football…) ; et aussi de langues « vulgarisées » ou « banalisées », à propos de celles qui ont pour fonction de mettre à la portée du plus grand nombre une information qui, sans elles, demeurerait inaccessible aux non-spécialistes

Galisson et Coste 1976 : 308

Ainsi nos titres de presse mélangent langue générale, langue vulgarisée et jurilectes. Par ailleurs, certains auteurs définissent la langue de spécialité comme essentiellement lexicale et en excluent la syntaxe, par exemple :

Des auteurs comme Kocourek (1982), Rey (1983), Rondeau (1984) et Lerat (1988), entre autres, ont apporté leurs contributions au débat sur la distinction entre langue générale et langue de spécialité, les uns adoptant des positions parfois radicales et d’autres des positions plus modérées. On peut notamment lire chez Lerat, citant Wüster, « seules les dénominations des concepts, le vocabulaire, importent dans les terminologies, et non pas la morphologie et la syntaxe. Les règles qui s’y appliquent peuvent être tirées de la langue générale. » (1988 : 22), laissant ainsi l’idée véhiculée depuis Wüster que ce qui différencie la langue de spécialité de la langue générale est à peine d’ordre lexical et que du reste, s’agissant d’un seul et unique système, elles partagent les mêmes règles de fonctionnement syntaxique et de formation morphologique

Silva, Costa, Ferreira, 2004 : 29

Cette définition semble s’appliquer aux titres de presse étudiés ; seuls des jurilectes isolés apparaissent dans les actualités, le reste du discours étant une « [diffusion] dans le grand public des connaissances, des idées [juridiques] », selon une définition librement adaptée du Trésor de la Langue Française.

3.2. Jurilectes et vulgarisation juridique dans les titres de journaux

Nous avons repris l’exemple de l’affaire Weinstein et avons sélectionné des titres dans la presse anglo-saxonne (britannique (exemple 7), américaine (exemple 8), thaïlandaise (exemple 9), canadienne (exemple 10) et australienne (exemple 11) couvrant la décision du tribunal de New York du 24 février 2020 :

7)

Harvey Weinstein convicted of rape at New York trial. [theguardian.com 24 February 2020]

8)

Harvey Weinstein is found guilty of rape [nytimes.com 24 February 2020]

9)

Harvey Weinstein Found Guilty of Sexual Assault, rape [bangkokpost.com 24 February 2020]

10)

Harvey Weinstein found guilty of criminal sex act [torontocitynews.ca 24 February 2020]

11)

Harvey Weinstein found guilty of rape charges [news.com.au 24 February 2020]

Comme l’étude juritraductologique l’a montré, à ce stade de la procédure pénale, la décision du tribunal est une conviction ou reconnaissance de culpabilité ; ce terme qui est repris dans l’exemple 7. De son côté, les exemples de 8 à 11 relatent la culpabilité (guilty) de Weinstein, qui est une notion générale.

Aidée de cette première intuition, nous avons effectué des analyses de fréquence et de corpus sur internet avec le navigateur Google© : le tableau 5 reprend les fréquences des occurrences des deux termes guilty et convicted dans les titres de la presse anglophone entre le 24 et 25 février 2020, date du procès ayant condamné Weinstein pour viol ; nous y avons rajouté l’occurrence felony qui est le technolecte le plus spécialisé pour qualifier le viol. Le tableau 5 montre avec évidence la sous-représentation du technolecte convicted dans la presse anglophone. Il lui est préféré un terme général ou de vulgarisation juridique, guilty, qui y est trois fois plus fréquent ; felony est quasiment absent des titres sur internet.

Tableau 5

Occurrences des termes dans les titres de presse anglais entre le 24 et 25 février 2020

Occurrences des termes dans les titres de presse anglais entre le 24 et 25 février 2020

-> Voir la liste des tableaux

Le même type de recherches a été mené sur les titres de presse francophones, dont certains sont reproduits ci-dessous :

12)

La condamnation d’Harvey Weinstein [lemonde.fr 25 février 2020].

13)

Coupable d’agressions sexuel et viol, Harvey Weinstein fera appel [tvanouvelles.ca 24 février 2020]

14)

Harvey Weinstein coupable de viol [lecourrier.ch 25 février 2020]

Le tableau 6 regroupe des occurrences quasi identiques entre condamné, technolecte juridique, et coupable, qui appartient à la langue générale :

Tableau 6

Occurrences des termes dans les titres de presse français entre le 24 et 25 février 2020

Occurrences des termes dans les titres de presse français entre le 24 et 25 février 2020

-> Voir la liste des tableaux

3.3. Jurilectes dans la société francophone et dans la société anglophone

Reprenons nos exemples (3) et (4) comparant un fait divers français récemment rapporté, le Pénélopegate ; bénéficiant d’une couverture médiatique plus réduite que l’affaire Weinstein, ces titres proviennent du site d’un quotidien national français, le Monde, et d’un journal britannique en ligne, la BBC :

3)

François Fillon jugé coupable et condamné à cinq ans de prison, dont deux ferme, et dix ans d’inéligibilité. [Le Monde 29 juin 2020]

4)

Former French Prime Minister François Fillon, his wife Penelope, and his former assistant Marc Joulaud, have been found guilty of misappropriation of public funds, complicity and concealment by the Paris tribunal. [CNN 30 June 2020]

À nouveau, le même constant s’impose : convicted qui est l’équivalent juritraductologique de condamné en anglais n’apparait pas dans le titre de presse anglais reprenant ce fait divers.

Une hypothèse peut expliquer cette différence d’utilisation dans la presse anglophone : lectorat américain et lectorat français ne sont pas mis en contact avec ces technolectes juridiques de la même façon. À des fins de démonstration, nous avons effectué des recherches quantitatives de corpus sur Google© à partir de deux jurilectes ayant un même degré de juridicité : mise en examen et arraignment. Les occurrences des deux termes sont présentées dans le tableau 7 ; des données quantitatives générales sont reportées dans un premier temps, suivies des occurrences dans deux journaux français à couverture nationale (Le Figaro et Le Monde) et des occurrences dans deux quotidiens américains à couverture nationale[30] (USA Today et the Wall Street Journal et pour les États-Unis) :

Tableau 7

Comparaison des occurrences de mise en examen et arraignment dans des journaux à couverture nationale en France et aux États-Unis

Comparaison des occurrences de mise en examen et arraignment dans des journaux à couverture nationale en France et aux États-Unis

-> Voir la liste des tableaux

Premièrement, le nombre total des occurrences pour arraignment est près de deux fois plus élevé que celui de mise en examen ; de plus, le participe passé arraigned est bien plus fréquemment utilisé sur internet que le substantif ; un même constat peut être fait en comparant arraigned et mis en examen avec un ration de fréquence similaire. Malgré ces différentes importantes, aucune information exploitable ne peut être tirée du fait de la nature des occurrences (les données collectées sont mondiales) et du fait de la nature de la langue anglaise (langue internationale prédominante et lingua franca dans le monde des affaires et la communauté scientifique). Deuxièmement, restreindre nos recherches sur les occurrences dans des journaux à couverture nationale donne des éléments plus intéressants :

  • les deux jurilectes ne sont pas utilisés de façon fréquente dans les journaux nationaux américains ;

  • leur occurrence est quasiment similaire pour les deux formes (substantif et participe passé) ;

  • les jurilectes français sont en revanche bien plus utilisés dans la presse nationale française : mise en examen a une fréquence d’utilisation six plus importante dans Le Figaro que arraignment dans USA Today ; quant à mis en examen (substantif ou participe passé), il est 16 fois plus fréquent dans Le Monde que dans the Wall Street Journal.

Il est probable que la fréquence des jurilectes dans les journaux à couverture nationale dans les deux pays trouve un écho sociétal : comme les Français sont plus fréquemment en contact avec les jurilectes, ils sont plus enclins à vouloir les utiliser dans la langue générale. Peut-on établir un parallèle avec l’appropriation des technolectes médicaux (Popineau 2016) et avancer que Français et Américains ont une approche et une appropriation de la culture juridique différentes, comme ils ont une approche et une appropriation de la culture médicale différentes ?

Il faut également constater que les termes juridiques relatant les faits divers juridico-politiques dans la presse internationale ne sont pas toujours le résultat juritraductologique, qui reste encore confiné dans son cadre spécialisé, les rédacteurs préférant des termes moins spécialisés ou plus identifiables ou plus facilement compréhensibles par leur lectorat.

4. Conclusion

Le processus juritraductologique appliqué à la traduction de ces jurilectes propose une piste prometteuse. Il porte sur une méthodologie en trois étapes précisément décrites. Leur succession permet de mieux concevoir et comprendre la traduction juridique qui s’appuie à la fois sur des définitions en langues source et cible et sur le droit comparé en langues source et cible, le droit comparé étant le véritable pivot de la démarche.

Loin de négliger les difficultés de la traduction juridique, la juritraductologie offre un outil pratique dans l’étude de la comparabilité et traduisibilité de certaines notions juridiques spécialisées. Cet outil est facilement transposable et utilisable pour des jurilectes isolés aussi dans des énoncés courts cités dans l’article que dans des textes plus conséquents du milieu professionnel[31]. De plus, il est modulable dans la mesure où il peut être détaillé (exemple 1) et donner lieu à diverses représentations détaillées en axes et chronologies du processus de la procédure. L’outil peut également être plus synthétique (exemple 2) et se présenter sous la forme d’un tableau ne listant que des caractéristiques discriminantes pour établir similitudes ou différences dans les deux droits. Très rapidement la méthodologie s’accélère, et des étapes peuvent être raccourcies ; selon le type de recherche, l’étape de droit comparé peut être plus ou moins longue.

Expérimentée auprès de publics variés, cette méthodologie ouvre de nouvelles perspectives dans un enseignement terminologique interactif et ludique[32] et une pratique professionnelle experte en traduction juridique. Aussi éloignés que puissent être ces deux domaines, la juritraductologie offre une méthode fiable de résolution des intraduisibles[33] documentée par le droit comparé qui permet d’orienter les choix des traducteurs juridiques, qu’ils soient formateurs, apprenants ou professionnels. La juritraductologie est cet outil en trois étapes permettent de mieux comprendre le droit afin de mieux traduire le droit, car l’on traduit bien ce que l’on comprend bien[34].